Dolly n'était pas retourné dans un bar gay depuis Jolene. En fait, elle n'y avait été qu'une fois, pour rire. Une fois inoubliable. Elles avaient bu un verre – un mojito, virgin pour Dolly – avant de rentrer à l'appartement de Jolene où, pour la première fois, elles avaient fait l'amour. C'était loin, bien loin, à cette époque où elle n'allait pas franchement bien. C'était derrière elle, maintenant, tellement loin. Ce soir là, après une longue journée de travail pleine de clients grognons qui avaient rendus notre libraire elle-même grognon, Dolly avait décidé de franchir le cap, une seconde fois, seule cette fois. Ici, pas grand monde n'était au courant. On avait pu la croiser avec Jolene, elles ne se cachaient pas, mais sans plus. Elles restaient discrètes, sans grande effusion sentimentale ou affective. Au sein de la communauté gay locale, bien entendu, ce n'était pas un secret. Dans une petite robe rouge, poitrine joliment mise en valeur, petits escarpins noirs très élégants, Dolly était allé dans le bar. Elle s'était installé au comptoir, rêveuse, un livre dans les mains. Etrange ? Oui. Pour patienter qu'on vienne ou qu'elle repère quelqu'un  d'aimable. Pas un coup d'un soir, pas une demoiselle à ramener. Dolly ne sortait pas pour ça. Elle sortait juste pour sortir la tête de l'eau, continuer du moins, et élargir son champs d'amis même si, née ici depuis toujours, elle connaît pas mal de monde.

Le stresse commence doucement à monter en moi tandis que j’enfile ma robe fétiche : tissus léger, de couleur bleu ciel, ni trop sexy, si trop ‘jeune fille’. Parfaite pour la soirée qui s’annonçait. En y repensant, mes mains se mittent à trembler d’angoisse. Pourquoi faut-il que je sois aussi inquiète ? Ce n’est qu’une simple sortie, tout à fait innocente et qui ne mènera probablement à rien.
Inspirer, expirer. Je continue à me préparer tout en suivant les conseils du psychologue. La respiration, clef du retour au calme, comme il me le répète souvent. Il ne faut pas plus de deux minutes avant que mon rythme cardiaque reprenne sa cadence normale. Enfin.
Lydia m’accompagne jusqu’au bar – pas question de me laisser conduire avant d’avoir repassé l’examen – puis me laisse à la porte, m’envoyant un baiser de la voiture. La panique remonte lorsque je la vois s’éloigner puis disparaître. Tout à coup, cette idée ne me semble plus aussi intéressante qu’auparavant.
D’un pas hésitant, je m’aventure à l’intérieur, étonnée que le son de la musique ne soit pas aussi fort que je l’ai imaginé. M’installant au bar, j’observe les alentours, m’imprégnant de l’ambiance qui y règne. Quelques personnes dansent sur la piste de danse, tandis que d’autres, attablés ou assis au bar, sirotent des cocktails multicolores.
— Un coca, s’il vous plaît, je demande au barman, un type tatoué qui me sourit comme toute réponse.
Finalement, ça n’allait pas être si désagréable de s’y faire.
Mes yeux s’arrêtèrent sur une silhouette, installée un peu plus loin à ma gauche. Les cheveux châtain, le visage poupin, tenant un livre entre ses doigts fin. C’est le moment où jamais. Et puis, si ça ne fonctionne pas, il y a toujours possibilité de parler de son bouquin.
Après avoir bu une nouvelle gorgée de mon soda glacé, j’avance dans sa direction, les mains à nouveau tremblantes d’anxiété.
— Qu’est-ce que tu lis ? je demande en me giflant intérieurement d’avoir sortie une réplique aussi peu recherchée.
Les yeux fixés sur les pages de son livre, je m’installe à ses côtés un peu maladroitement. Un peu trop, même. Distraite, je glisse et me rattrape rapidement au comptoir, m’évitant ainsi la honte internationale d’être tombée en voulant draguer.

Je relève la tête, interpellée par une voix douce et sucrée ; se tient devant moi une demoiselle à la peau halée avec une chevelure interminablement soyeuse et légère. L'inconnue me demande ce que je lis. Je lis tellement de bouquins par semaines que parfois, j'en oublie le titre alors pour être certaine de moi, je le referme brièvement pour regarder le titre en gardant mon doigt comme marque-page.

« Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. »

Harper Lee, un classique américain que j'ai lu à l'école, dans mon adolescence. J'observe mon interlocutrice qui n'a franchement pas tout à fait l'air d'une lesbienne, non pas que j'ai les clichés en tête. Je regarde son verre, satisfaite. Pas d'alcool, tant mieux, j'en ai une sainte horreur. Je ne me souviens même plus du goût que ça a. J'en ai bu un ou deux verres, plus jeunes, sans éprouver un intérêt particulier pour ça et depuis la disparition de Xander, j'en veux même plus, même dans les plats mijotés de ma mère. Je referme mon livre et le glisse dans ma pochette. J'offre un large sourire à la demoiselle avant de lui dire :

« Dolly. Je m'appelle Dolly. »

Pas Dolores, parce que Dolores c'est moche, ça a fait déjà rire et fuir surtout après les Harry Potter de Rowling parce que la stupide femme méchante du ministère, c'est une Dolores.

Le titre du livre me dit quelque chose. Il me semble l’avoir lu ; d’ailleurs, je me souviens l’avoir vu, trônant fièrement dans ma bibliothèque. Probablement un classique, mais je n’en ai pas le moindre souvenir. Une grimace s’installe rapidement sur mon visage à cette pensée. Cet accident a raillé beaucoup trop de choses de ma mémoire, à tel point que parfois, j’en deviens complètement dingue.
— Tu as de bon goût, je lui réponds, comme si je me souvenais parfaitement de la plume de l’écrivain, ou de l’histoire qu’il nous raconte dans les pages de son livre.
Je la vois ranger celui-ci dans sa poche puis ses yeux vont se river sur les miens. Je sens l’angoisse monter un peu, à l’idée qu’une inconnue me dévisage ainsi. Elle m’offre un beau sourire, le genre sincère, qui me donne subitement envie de lui faire totalement confiance. Fais pas l’idiote, Chiara.
Son prénom sonne plutôt bien dans sa bouche ; il lui correspond, il glisse parfaitement sur ses traits de belle poupée. Pendant un moment, j’oublie que c’est à moi de lui répondre et je ferme les yeux. Une nouvelle gifle intérieure. Et ce ne sera sûrement pas la dernière de la soirée.
— Chiara. Il rend moins bien que le tien, je commente un peu bêtement, tout en le pensant sincèrement.
Un blanc s’installe malgré moi ; évidemment, je n’ai pas la moindre idée de la façon dont on s’y prend, pour aborder convenablement une personne. Si j’étais elle, j’aurai déjà décampé. Et en courant.
— Est-ce que…, je commence, hésitante. Je peux t’offrir quelque chose, peut-être ?
Tentative ratée, j’imagine.