« KEIIIITH ! AAROOOON ! A TAAAAAAAAABLE ! » hurla une nouvelle fois Catherine Parker depuis sa cuisine, où elle et son mari étaient déjà attablés depuis une bonne dizaine de minutes, attendant avec plus ou moins de patience que leurs enfants daignent rentrer à la maison pour manger. Ils n’étaient âgés que de dix et sept ans et pourtant, les deux frères ne perdaient pas une occasion de faire les quatre cent coups. Inséparables, ils passaient tout leur temps ensemble dans le jardin de la grande maison familiale où ils avaient grandi tous les deux. Leur relation, bien plus que fraternelle, était totalement fusionnelle. Keith, l’aîné, se faisait un devoir de protéger son jeune frère depuis sa naissance. Et ce dernier le considérait comme un véritable modèle, prenant exemple sur lui dans tout ce qu’il entreprenait. A l’école, des frères Parker brillaient plus pour leurs bêtises que pour leurs bonnes notes mais une fois de plus, ils ne faisaient jamais rien l’un sans l’autre. Même s’ils n’étudiaient pas dans la même classe, ils s’arrangeaient toujours pour se retrouver  à la récréation et organiser à deux les plans les plus diaboliques pour faire les quatre cent coups. Ils n’étaient pas des enfants de cœur, encore moins les premiers de la classe, mais peu leur importait. Du moment qu’ils étaient ensemble, rien ne pouvait vraiment les atteindre. Et cette relation perdura durant toute leur enfance et bien plus encore. Malgré le fait que Keith doive partir pour ses études, les deux frères restèrent indéniablement inséparables, si bien que l’aîné de la famille une fois son diplôme en poche, regagna Oak Creek pour s’y installer.

Ravi de retrouver son frère aîné qui lui avait tant manqué, Aaron fut tout de même un peu déçu de ne pas le voir revenir seul. En effet, les bancs de l’université avaient été le théâtre d’une rencontre, puis de la naissance d’une véritable histoire d’amour liant l’aîné des Parker à une jeune femme, elle aussi native d’Oak Creek et donc ravie de revenir s’y installer avec Keith. Bien sûr, Aaron ne pouvait que se réjouir de voir son frère heureux au bras de cette Amy qu’il n’avait jamais croisée auparavant, mais il réalisa rapidement que quelque chose clochait. Une sorte de jalousie s’empara de lui, et ce même s’il restait toujours aussi proche de Keith. En premier lieu, Aaron ne comprit pas toute la teneur des sentiments qui l’envahissaient mais après plusieurs mois passés à se voiler la face, il réalisa l’ampleur de son problème. Amy l’attirait, indéniablement, et le fait de la voir heureuse dans les bras de son frère le tuait, littéralement. Pourtant, il respectait bien trop Keith pour tenter quoi que ce soit, et décida de ravaler ses sentiments et de faire comme si la jeune femme ne lui faisait aucun effet. Parfois, des regards un peu plus appuyés que les autres, des gestes un peu plus tendres que d’habitude lui laissaient penser que tout ce qu’il ressentait était réciproque… mais jamais il ne trouva le courage de parler de tout cela à qui que ce soit. Il préférait taire ces sentiments interdits et tenter de les oublier en enchainant les conquêtes d’un soir, sous l’œil amusé de son frère aîné qui ne se doutait pas de tout ce qui rongeait Aaron. Puis, comme pour lui rappeler qu’il perdait totalement la raison et n’avait aucun droit de craquer sur Amy, Keith annonça fièrement à son frère qu’il comptait se marier. Un large sourire de façade s’afficha alors sur le visage d’Aaron, presque automatiquement, et ce dernier écouta jusqu’au dernier mot le récit de tout ce que Keith avait préparé pour officialiser sa demande. Pour conclure, et se faire une raison une bonne fois pour toute, le cadet de la famille offrit une longue accolade à son frère, lui souhaitant bonne chance et lui prédisant tout le bonheur du monde pour cette vie de famille à venir…

« Voilà, votre mère et moi… on a quelque chose à vous annoncer. » Le ton du père de famille n’était pas spécialement grave et pourtant, Aaron et son frère échangèrent un regard empli d’inquiétude et d’interrogations. Le visage de Catherine s’illumina alors d’un sourire et, n’y tenant plus, elle décida de prendre les devants en annonçant : « Nous déménageons dans quinze jours. Votre père a eu une promotion… nous partons pour l’Australie ! »  Alors que leurs parents avaient l’air ravis et totalement enthousiastes à l’idée de s’envoler pour Sydney, les frères Parker ne semblaient pas partager cet entrain, et pour cause. Très attachés à Oak Creek, aucun d’entre eux n’avait la moindre envie de quitter la ville. Depuis toujours, ils s’étaient imaginés faire leur vie ici et Keith avait d’ailleurs déjà commencé à bâtir tout un tas de projets, à commencer par ses fiançailles et l’achat d’un vaste appartement pour Amy et lui. « J’ai un travail ici… et puis il y a Amy, notre appartement, le mariage… j’aurai vraiment aimé vous suivre mais je dois rester. » Compréhensifs, leurs parents ne s’attendaient pas à ce que leur ainé fasse partie du voyage mais soudain, tous les regards se tournèrent vers Aaron. Totalement décontenancé, il tourna la tête vers son frère pour chercher une réponse à ses questions, mais n’eut finalement pas à réfléchir plus de trois secondes avant de répondre : « Je reste aussi. » Il n’avait pas vraiment de boulot fixe à Oak Creek, rien qui ne l’y attache vraiment et pourtant, il était tout bonnement impensable pour Aaron de partir vivre ailleurs, loin de sa ville natale et loin de son frère. N’ayant pas les moyens de garder la maison familiale pour lui tout seul, il décida de s’installer en colocation avec un groupe de jeunes gens de son âge, tout en promettant à ses parents d’aller leur rendre visite aussi souvent que possible.

Posté devant la voiture accidentée que l’on venait de déposer dans la cours du garage dans lequel il travaillait comme mécanicien, Aaron gardait sa mâchoire serrée et son regard braqué droit devant lui. Sa gorge était nouée et ses yeux encore rougis par toutes les larmes qui s’en étaient échappés depuis qu’il avait appris la nouvelle. La voiture fracassée devant lui était le seul témoin du choc qui avait coûté la vie à Keith, sorti avec un couple d’amis et jamais rentré. La seule survivante de l’accident était la conductrice, une amie de Keith qu’Aaron tenait pour responsable de ce véritable drame qui le frappait. Lui qui avait toujours compté sur son frère, qui avait toujours prit exemple sur ce modèle depuis l’enfance, se retrouvait désormais seul, orphelin et sans repère. Son frère était la personne à laquelle il tenait le plus au monde, et ce fichu accident de voiture venait de le lui enlever sans prévenir, sans même qu’il n’ait eu le temps de lui dire au revoir. Totalement démuni et abasourdi, Aaron avait assisté à l’enterrement tel un robot, sans vraiment réaliser ce qu’il se passait, consolant sa mère de temps à autres tout en gardant un œil sur Amy sans pour autant oser aller la retrouver. Ce fut d’ailleurs la dernière fois qu’il croisa son regard puisqu’elle déménagea quelques jours à peine après l’enterrement, préférant fuir la ville pour tenter d’effacer sa peine et de s’éloigner de ses mauvais souvenirs.

Après la mort de son frère, Aaron dut lutter pour ne pas totalement perdre pieds. Seul, sans parents, ses colocataires et amis furent pour lui une véritable bouée de sauvetage qui l’aidèrent à ne as perdre la raison. Néanmoins, le jeune homme commença à avoir un penchant pour les soirées arrosées au cours desquelles il n’était pas rare de le voir se battre pour une raison ou pour une autre. Ou parfois même sans aucune raison valable. En parallèle, il développa un  goût certain pour les courses de voitures illégales. Profitant de son expérience de mécanicien, il se plaisait à bricoler des voitures pour es rendre plus performantes, et à s lancer à leur bord à l’assaut des rues de la ville à la nuit tombée. L’exercice était particulièrement risqué, mais Aaron le voyait plus comme une vengeance qu’autre chose. En participant à ce genre de courses, il avait l’impression de prendre une revanche, de se prouver qu’il pouvait être plus fort que ce qui avait emporté son frère. Car, quoi qu’il fasse, Aaron était incapable d’oublier l’image de cet aîné qui l’avait toujours guidé et l’avait laissé orphelin du jour au lendemain, à un moment où il n’était clairement pas prêt pour affronter la vie tout seul.