« … parce que moi j'ai déjà fait au moins trois fois le tour du monde. Eh ouais ma petite dame, trois fois ! Et même que l'autre taré là avec sa ferrari ridicule et minable, il ne me croyait... » Assise sur le tabouret, Clelie faisait mine de s'intéresser au discours sans fin et mégalomane de l'espèce de type qui avait osé s'asseoir sur le siège à ses côtés — Clelie soupçonnait que le seul tour qu'il eut fait fut celui des bars. Il s'était ramené avec ses grosses chevilles et son gros melon, un verre de pisse au vin blanc dans les mains et le lui avait offert comme s'il n'y avait aucune raison qu'elle refusât. Dire à une femme qu'elle ressemblait à un citron qu'on aimerait presser pour recueillir le jus n'était vraiment pas une bonne technique de drague. Mais vu que ce bonhomme n'écoutait que sa poire, Clelie aurait pu dire tout ce qu'elle voulait qu'il aurait cru qu'elle s'extasiait devant lui — depuis quand les chaussettes par dessous le pantalon était entré dans la catégorie du bon goût ? Clelie allait devoir revoir ses classiques en matière de mode. Il lui avait donné son nom mais Clelie n'avait écouté que d'une oreille. Richard ? Bernard ? Edgar ? Un nom en -ar qui rimait avec connard. Mais il aurait pu s'appeler choucroute que Clelie n'y aurait pas davantage fait attention.
En réalité, Clelie fulminait. Et le volume de la musique n'était pas là pour arranger les choses. Les pensées se bousculaient dans sa tête et les boum-boum à répétition ne faisait qu'augmenter son rythme cardiaque et son degré de contrariété. Adriel lui avait envoyé un message plus tôt dans la journée — le premier depuis plusieurs jours, son petit ami méritait une médaille —, en l'invitant à la rejoindre dans ce bar. Clelie n'avait pas répondu et avait été tentée en premier lieu de lui poser un lapin. Ça lui aurait fait les pieds tiens ! Au moins elle n'aurait pas été la seule à devoir poireauter à l'attendre. Se laisser marcher sur les pieds n'était pas son truc mais son degré de patience avec Adriel dépassait tout entendement. L'amour lui faisait faire des choses qu'elle n'aurait pourtant fait pour personne d'autre au monde.
A force de tergiverser, elle en était venu à la conclusion qu'il était inutile d'agir de la sorte. Elle irait ; mais elle ne se gênerait pas pour lui montrer qu'il ne fallait pas se jouer d'elle. Et même si elle avait horreur de s'afficher en public, elle montrerait à Adriel combien il l'avait blessée. Elle s'en voulait d'être aussi possessive, les deux ne s'étaient jamais rien promis, mais elle ne supportait pas l'idée d'être à ce point dépendante de lui. Ils se connaissaient et s'aimaient depuis huit ans et Clelie se souvint alors que tout avait commencé dans ce bar. Leur premier baiser. Le début de leur histoire. Le début de nombreux moments de bonheur.
Choucroute la tira de sa rêverie en lui tendant un nouveau verre de pisse. Clelie lui offrit un sourire faux ; il fallait juste donner l'illusion de s'intéresser au bonhomme même si elle n'avait qu'une hâte : qu'il la laissât tranquille ! Mais tant que Adriel n'était pas arrivé, Choucroute pouvait encore lui être utile. Clelie se contenta de faire semblant de boire. Elle n'aurait pas été contre un verre d'alcool fort — tout plutôt que ce breuvage infect —, mais elle voulait avoir les idées claires quand Adriel ferait son apparition. Elle était déjà insupportable à l'état de sobriété, autant ne pas ajouter quelques milligrammes de folie à son état nerveux. Elle aurait bien le temps de monter en puissance. Surtout que Adriel avait enfin daigné passer les portes du bar. Il était en retard et Clelie en pétard.

Si Adriel espérait qu'il allait pouvoir s'en sortir simplement avec un sourire, il se fourrait clairement le doigt dans l'œil. « Coucou mon amour. » Il se posa sur le tabouret à côté d'elle. Clelie lui tournait le dos, son attention étant porté sur Choucroute. Le visage fermé, elle tourna à quarante-cinq degrés son tabouret pour faire face à l'alignement de bouteilles du bar. De cette façon, elle ne l'ignorait pas totalement mais elle ne le regardait pas non plus. Même si sa colère était forte, elle savait qu'elle pouvait retomber légèrement si elle croisait tout de suite le regard de son petit ami. Adriel avait cet effet sur elle. Un regard et tout semblait oublié. Non pas oublié. Apaisé. Clelie ne répondit pas et laissa à Adriel le soin de continuer. Choucroute à ses côtés ne semblait même pas avoir remarqué qu'elle s'était totalement désintéressée de sa conversation barbante — en admettant qu'il y ait pris attention ne fut-ce qu'une demi-seconde.  « Tu sais, tu m'as beaucoup manqué.. » Clelie ne put retenir un rire sarcastique. Avec le volume de la musique, elle n'était pas certaine que son petit ami l'avait entendu mais de toute façon, elle n'allait pas tarder à lui montrer ce qu'elle pensait de tout cette affaire.
Sans s'en rendre vraiment compte, elle se mit à taper des doigts sur le comptoir du bar. Un rythme qui aurait pu paraître harmonieux s'il n'était pas aussi agaçant. Clelie se tourna vers son petit ami lorsqu'il ajouta : « Je suis vraiment désolé pour le retard et tout ça. » La musique qui sort des doigts de Clelie continua à un rythme effréné pendant encore dix secondes avant de s'arrêter brusquement. Elle tourna la tête vers son petit ami d'un geste sec. Ses yeux lançaient des éclairs et même le regard azur d'Adriel n'eut aucun effet sur la boule de nerfs qu'était devenu Clelie. Elle allait démarrer, et ça n'allait pas être joli à voir. « Adriel, — déjà, ça partait mal, pas de mon amour ou de mots doux pour amorcer la conversation sous les meilleurs auspices — rappelle-moi depuis combien de temps tu me connais ? » Question purement rhétorique qui n'avait pour but que de lui faire comprendre que la tournure de la conversation n'allait vraiment pas être à son avantage. « Et rappelle-moi combien de fois ce genre d'excuses a eu une quelconque efficacité sur moi ? » Clelie savait pertinemment qu'elle avait un sale caractère et qu'elle était encore plus têtue qu'une mule mais elle défendait toujours ses intérêts et ses convictions bec et ongles. Elle allait souvent dans les extrêmes mais elle n'arrivait jamais à retenir ses remarques cyniques et cassantes. Surtout lorsqu'elle était blessée comme maintenant. « Quand quelqu'un te manque Adriel, tu lui donnes des putains de nouvelles, tu ne te mets pas aux abonnés absents pour ensuite débarquer comme une fleur. Ou avec une fleur. Dommage que tu ne l'ais pas fait d'ailleurs, j'aurais aimé te la faire bouffer. »
La voix de Clelie était encore calme ; elle serrait les dents pour ne pas commencer à se mettre à crier. Le volume de la musique n'était pas assez haut pour masquer le bruit de leur dispute. Autant essayer d'éviter de se faire remarquer. « ...oh tu m'écoutes. Je te demandais ce que tu pensais de ces restos gastronomiques où ils te prennent pour des idiots en te servant deux petits pois et trois pommes de terre. Parce que moi je... » Clelie ferma vivement les yeux d'exaspération. Choucroute. Elle l'avait oublié celui-là. Mais lui il la regardait toujours en continuant son monologue. La jeune femme se tourna vers lui : « Eh oh du bateau ! Bernard, bâtard, connard ou quelque soit ton nom. Choucroute. Ta gueule ! » Clelie reporta son attention vers son petit ami mais son voisin n'en avait apparemment pas fini avec elle. Il se mit à l'appeler vivement en la traitant de salope et d'allumeuse. C'en était trop pour la jeune femme. Il fallait qu'elle trouve une solution pour s'en débarrasser et vite. Afin de lui fermer le clapet — et de rendre jaloux Adriel, il fallait bien faire d'une pierre deux coups —, elle se leva de son tabouret, se posta devant lui et releva sa robe jusqu'à sa poitrine (celle-ci était verte et moulante et la tâche ne fut pas des plus faciles) exhibant sa petite culotte. « Tu vois ça ? » Elle montra une petite tache de naissance en forme d'étoile sous son sein droit. « Regarde-la bien parce que bientôt tu ne la verras plus. (…) Voilà, maintenant que tu t'es bien rincé l'œil, tu peux te la fermer et me foutre la paix ? Tu peux aller te brosser avec tes histoires de Ferraris et de petits pois ! Va t'acheter une vie, tocard ! » Clelie se retourna vivement vers son petit ami, redoutant un peu la réaction qu'il allait avoir. Dans l'énervement, elle était sans doute allée trop loin. Et le pire était sans doute qu'elle n'avait même pas vu. Elle n'avait pas d'autre circonstances atténuantes que la colère. Sa tache de naissance, c'était leur truc à eux et elle s'en voulait de l'avoir partagé avec ce plouc de service. Et par dessus tout, elle avait peur que le fameux plouc se révélât tout d'un coup plus violent que lourdaud.