« Fais semblant d’être intéressé par mon discours, au moins. Ou meurs comme Finley la dernière fois qu’il a fallu que j’fasse une présentation » - du cynisme à l’humour noir à la remarque de mauvais goût, Andrea maîtrisait les registres. Isaiah Finley - 45 ans, plancton au sein de la firme- avait choisi, deux mois auparavant, le  pire moment pour se faire terrasser par un infarctus. Le pire moment étant : la présentation du projet sur les whiskies Campbell ;  une campagne de pub massive qui était revenue aux soins d’Andrea après une pseudo lutte acharnée contre les n°2 et 3 , lui étant n°1 (et pas pour rien, d’après son humble avis). Ses collègues n’avaient eu aucune chance, il n’en avait fait qu’une bouchée, jouant même sur leur humiliation. Perfectionniste comme il était (carriériste imbuvable sans aucun scrupule, surtout), Andrea Trevelyan s’était bâti une réputation en marchant sur les cadavres. Il n’avait aucune honte à le revendiquer. « Respire par où tu peux, Hutchinson. La mort nous attend tous, de toute façon. Entre temps, on a du pain sur la planche. Je ne t’ai pas fait v’nir ici pour qu’on s’regarde en chiens de faïence » - il avait bien mieux à faire, par exemple : boucler le dossier, rejoindre sa superbe fiancée, s’envoler vers un coin paradisiaque où il réapprendrait le temps d’un interlude  la définition du mot « oisiveté ». Mais ce plouc de compétition qu’était Charlie Hutchinson, officieusement surnommé le pervers à la moustache, semblait vouloir à tout prix contrecarrer ses plans. Qui donc avait décrété qu’il fallait que tout le monde (autrement dit : lui) observe une période de deuil ? La photo du pauvre Isaiah érigée en plein milieu du couloir, figée pile  face à la salle à manger et la sortie des ascenseurs, ne suffisait plus comme piqure de rappel ? Ou fallait-il que quelqu’un verse des larmes ? Ça n’allait certainement pas être lui. Il était sur une affaire. Son temps était bien trop précieux, il n’avait pas l’éternité d’Isaiah, lui. « Tu sais quoi, Chuck ? Fais-moi le plaisir d’aller pomper l’air ailleurs. De toute façon, tu ne m’es  d’aucune aide ». Qu’est-ce qu’il avait dit le psy délégué après la mort de l’autre charlot ? - N’oubliez pas que chacun fait son deuil à sa manière. Eh bien la sienne était de n’en n’avoir strictement rien à foutre. Il le connaissait à peine, Isaiah. Pourtant, cela faisait presque 3 ans qu’ils travaillaient dans la même boîte, dans des bureaux adjacents. C’était l’époque où il courrait à vive allure, gravissant échelon après échelon. C’était l’époque où il n’avait pas son pareil. Il était reconnu comme une pointure. C’était avant. C'était l'époque où il courrait à vive allure...

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- Que dis-tu des bahamas ?
Un sourire venait de fleurir sur son visage. Andrea sortait de sous la douche,  vêtu à peine d’un pantalon descendant bas sur ses hanches, il se frictionnait encore la chevelure à l’aide d’une serviette lorsqu’il retrouva sa fiancée encore allongée au lit, une de ses chemises sur le dos. Sa coiffure était assez éloquente quant à ce qui avait eu lieu la veille. Elle faisait la moue, un catalogue entre les mains. Feuilletant distraitement tout en ne le quittant pas du regard.
- Tu sais qu’il me suffit d’une seule chose.
- Deux.
- Deux choses – répéta-t-il, arquant un sourcil. Quelles seraient ces deux choses, Caroline ?
- Moi et un lit – souffla-t-elle, comme si cela tombait sous le sens. Elle était merveilleusement belle, merveilleusement attrayante et bourrée d’humour derrière ses airs de working-girl travaillés. Elle avait passé l’âge de minauder mais, cette attitude lui allait comme un gant. Leur relation était fraiche, ils partageaient encore la passion des jeunes amants. Ils avaient la vie devant eux et, une destination sur laquelle se mettre d’accord. Il se pencha, pressa ses lèvres contre les siennes furtivement avant d’entreprendre d’enfiler le reste de ses vêtements. Il avait une réunion, comme tous les matins et il détestait arriver en retard.
- Le lit serait facultatif, tu le sais bien. Quant aux Bahamas, tant que je peux éviter d’avoir l’impression de perdre mon temps, tout me va. Vérifie qu’ils proposent des activités sportives.
- Comme de la plongée sous-marine ? – lança-t-elle, la mine émerveillée. Ils partageaient cet amour du risque, ils étaient aussi bien accros l’un à l’autre qu’à l’adrénaline.
- Tout ce que tu veux, chérie.
Il traversa la chambre à coucher, s’empara de son cellulaire et grimaça en voyant la liste des messages. C’était encore cette incapable d’Hutchinson qui lui rappelait l’incompétence surnaturelle dont il pouvait faire preuve. Qu’est-ce qui lui avait pris de l’inclure dans son projet ? Rapidement, il enfila une chemise propre qui ne manqua pas de lui coller à la peau, dompta les quelques mèches rebelles en passant un coup de peigne et quitta à la hâte son appartement non sans avoir embrassé sa belle, au passage.
Lorsqu’il fut dehors, il entreprit d’appeler l’irrémédiable tête à claque qui ne répondit qu’à la deuxième tentative. La norme.
- Tu pourrais , pour une fois, me surprendre en effectuant les tâches que je te donne correctement ?
Il était irrité et même la nuit qu’il avait passé et le contentement qu’elle lui avait apporté ne pouvaient rien y faire. Hutchinson était un inhibiteur à plénitude, c’était un fait prouvé.
- Ce n’est pas de ma faute si tu ne m’as pas envoyé l’adresse par mail comme tu l’avais dit.
Ouai, peut-être que dans la hâte de retrouver Caroline, il avait relégué l’initiative au second plan mais, quand même.
- Pourquoi tu as toujours un argument à invoquer, hein ?
Il n’entendit qu’un crissement de pneu qui lui indiqua qu’une voiture venait de freiner sec sur la chaussée. Il pensa que les pneus allaient laisser une trace sur l’asphalte. Il ne vit rien d’autre qu’un conducteur furieux, le gratifiant d’un bon majeur. Duquel , Andrea, prit bien soin de se moquer.
- C'était quoi, ça ? demanda Hutchinson d'un ton dubitatif.
- Rien, un petit connard qui  croit que la route appartient à son père…
Une phrase qu’il n’eut pas vraiment le temps de finir. La rue était à deux voies dont l’une venait du sens inverse et cette fois-ci, le conducteur pensait vraiment que la route appartenait à son père, l’emportant sur son passage, ne laissant là où il se tenait quelques secondes plus tôt que les débris d'un téléphone et une pluie de feuilles libérées de l'attaché-case qu'Andrea transportait. Ne laissant là où il se tenait quelques secondes plus tôt que les restes des souvenirs d'un Andrea debout. C'était l'époque où il courrait à vive allure qui prenait fin, dix-mètres plus loin, dans une vulgaire mare de sang.

Décembre 2013, New York.


« Vous êtes sûr, docteur ? ». Il était là, allongé comme un automate brisé à peine capable de bouger le petit orteil. Les yeux à demi ouverts. Ce vous.êtes.sûr.docteur. avait été prononcé par Annabella Severino-Trevelyan qui, mains jointes en une prière silencieuse, attendait qu’un miracle ait lieu. Même endormi comme un bœuf, Andrea comprit que le miracle n’aurait pas lieu et qu’elle avait plus de chance de boire un verre en tête à tête avec  Mickeal Jackson qu’assister au rétablissement de son fils bien aimé. Dans cet état, sa lucidité appuyait sur sa foutue moelle défectueuse pour en rajouter une couche et lui arracher une douleur insupportable.  Il n’était pas très sûr, lui, en tout cas. Pas sûr de ce qu’il avait entendu, du diagnostic. Pas sûr d’avoir compris tous les termes hormis : hémiplégie. La putain de moitié droite de son corps était paralysée. Parait qu’il avait eu de la chance. La horde d’experts qui avaient défilé dans sa chambre lui avait lancé à la volée des mots bidons comme : traumatisme rachidien et section médullaire. Auxquels il n’avait strictement rien compris. Il aurait dû faire médecine, voilà tout. « Vous savez, on n’arrête pas le progrès. Les avancées technologiques… » « J’vous arrête là – coupa Andrea d’un ton brusque – Coucou, je suis là. Comment est-ce que les avancées technologiques vont pouvoir me rendre mon autonomie au juste ? Nous ne sommes pas dans un mauvais film de science-fiction. Arrêtez de lui donner de l’espoir, vous avez juste l'air d'un charlatan ». Comme si le fait de se faire littéralement faucher par une voiture n’avait pas suffi, sur le trajet qui le menait à l’hôpital, il s’était retrouvé emporté par un AVC. C’était davantage cet AVC qui avait entraîné les lésions cérébrales que la merveilleuse imagerie radio montrait, là, accrochée au tableau lumineux comme une toile de Picasso. Cela faisait plus d’un an  que l’accident avait eu lieu. Un an où il avait été obligé de réapprendre à parler. A être gavé de médicament, à subir des tonnes et des tonnes d'exercices de "rééducation" pour éviter que ses membres ne deviennent squelettique sous des muscles atrophiés. Un an. Une éternité. Il en avait marre d'entendre parler d'avancées technologiques, de progrès de cette maudite médecine. Il n'avait le droit qu'à une vie humaine. A moins de se transformer en Séquoia, il était sûr de pouvoir faire un trait sur la longévité et tout ce que ça impliquerait. Il voulait seulement s'enterrer. Changer d'air. Puisqu'il ne pouvait changer de corps.

Juin 2014, Oak Creek


Vivre en fauteuil roulant à Oak Creek n’était pas une sinécure. Vivre à Oak Creek tout court n'était pas une sinécure. Les couleuvres courraient les rues toujours prêtes à cracher leur venin même sur les blanches colombes. Sa mère n’avait, fort heureusement, pas fait partie du voyage et il y trouvait là une bénédiction. Andrea était simplement hémiplégique, pas impotent. Il était temps qu'il procède à des changements drastiques. Evidemment, il avait toujours besoin de son personnel soignant : Ross ( son infirmier qui se trouvait être le seul ami qui lui restait de l'époque où il avait été marmot), son cuistot personnel Olivia ( qui avait également été sa gouvernante et qui lui faisait ingurgiter que de la merde pour chevaux) et Samantha qui deux mois plus tôt avait décidé de se marier à une ancienne flamme sur un coup de tête. La route promettait d'être longue mais il était, après tout, suffisamment bien entouré. Il devait apprendre à vivre dans ce corps qui serait une prison à vie.